Comportement collectif dans les systèmes homogènes et hétérogènes (2008)

Comportement collectif dans les systèmes homogènes et hétérogènes

Rapporteur : Francesco Ginelli (Institut des systèmes complexes de Paris Île-de-France ).

Contributeurs : Cyrille Bertelle (Le Havre), Guillaume Beslon (LIRIS, Lyon), David Chavalarias (CREA – ISC-PIF, Paris), Valérie Dagrain (France), François Daviaud (CEA, Saclay), Jean-Paul Delahaye (Lille), Silvia De Monte (CNRS, Paris), Cédric Gaucherel (INRA), Jean-Louis Giavitto (IBISC, Evry), Francesco Ginelli (ISC Paris et CEA/Saclay), Christophe Lavelle (Institut Curie, Paris), André Le Bivic (CNRS SDV, Marseille), Jean-Pierre Müller (CIRAD), Francesco d’Ovidio (ENS Paris), Nadine Peyrieras (CNRS, Gif s/Yvette), Eric Sanchis (université Paul Sabatier, Toulouse), Fabien Tarissan (École polytechnique).

Mots clés : dynamiques collectives, diversité intra-population, modèles centrés sur l’agent, hétérogénéité environnementale, équations aux dérivées partielles stochastiques, techniques de reconstruction, description mésoscopique, méthode de Lyapunov, synchronisation de phase.
Introduction
Des réseaux génétiques et sociaux à l’écosphère, nous rencontrons des systèmes composés de nombreuses unités distinctes, qui présentent des comportements collectifs à plusieurs échelles d’espace et de temps nettement différents du comportement des unités constituant ces systèmes. Nous pouvons ici mentionner, entre autres, les mouvements des cellules lors de la formation des tissus, les dynamiques de troupeaux, les comportements collectifs et économiques des sociétés humaines ou encore la différenciation des espèces dans l’évolution.

La complexité de ces phénomènes se reflète dans les propriétés non triviales des dynamiques collectives – qui apparaissent au niveau général des populations – par rapport aux dynamiques au niveau microscopique. De nombreuses réponses et de nouvelles connaissances sur ces phénomènes peuvent et ont pu être obtenues en les analysant à travers l’observation des dynamiques non linéaires et de la physique statistique hors équilibre. Dans ce contexte, il est souvent supposé que le niveau microscopique est composé d’unités identiques. Or, l’hétérogénéité est présente à différents degrés dans les populations réelles comme artificielles. Par conséquent, les descriptions existantes doivent également inclure la variabilité des unités individuelles et de leur environnement, et définir les structures qui émergent au niveau de la population. De même, si un environnement homogène (moyen) représente une approximation utile pour l’étude des dynamiques collectives, il est assez rare qu’un environnement existant, naturel ou artificiel, soit homogène, et l’hétérogénéité influence profondément les structures, la dynamique et l’avenir d’une population. La variabilité de l’environnement s’applique aux deux échelles, spatiale et temporelle. Les exemples vont des filaments et vorticelles en milieu liquide aux parcelles et corridors en milieu terrestre, en passant par les ressources fluctuantes.

Du point de vue méthodologique, la réussite d’une modélisation de telles influences requiert au minimum une quantification des hétérogénéités environnementales à différentes échelles, une meilleure formalisation de l’hétérogénéité, l’identification des caractéristiques d’hétérogénéité pertinentes à l’échelle de la population et l’étude des réactions de la population aux changements de cette hétérogénéité.

Pour comprendre les processus biologiques, il est en outre capital de connaître l’origine de l’hétérogénéité ainsi que la manière dont elle influe sur le développement futur des motifs émergents à différentes échelles. Au cours des premières phases de l’embryogenèse des métazoaires, par exemple, la diversité des cellules – nécessaire pour la différenciation ultérieure des fonctions – est générée par la distribution non homogène des composants subcellulaires, la division cellulaire et l’interaction entre l’environnement et les cellules. Les modèles doivent relier le comportement collectif des populations cellulaires, à la base de la formation des motifs, à la diversification et la différenciation des cellules. À ce jour, les aspects théorique et expérimental de ces questions sont presque inexplorés. Découvrir comment les comportements moléculaires et cellulaires sont couplés dans ces processus représente un défi majeur pour la biologie du développement.

Une collaboration étroite entre physiciens et biologistes spécialisés en analyse non linéaire, scientifiques spécialisés en sciences sociales et experts en informatique s’est révélée essentielle pour permettre à la recherche d’avancer sur ces sujets.

Grands défis
1. Dynamiques collectives des unités homogènes ou hétérogènes
2. Dynamiques collectives dans les environnements hétérogènes
3. Émergence de l’hétérogénéité et des processus de différenciation, hétérogénéité dynamique et diffusion de l’information


1.3.1. Dynamiques collectives des unités homogènes ou hétérogènes
Ces dernières années, les chercheurs ont déployé des efforts considérables pour étudier et caractériser l’émergence des phénomènes collectifs par l’observation, l’expérimentation et la théorie. La recherche a exploré une gamme étendue de systèmes, des nanostructures aux matières granulaires en passant par les dynamiques neuronales et les organisations sociales du règne animal (sociétés humaines comprises).

La nature dynamique intrinsèque de ces phénomènes présente de grandes similarités avec la physique des systèmes non linéaires. Des études ont en effet recensé un certain nombre de passages dynamiques vers un comportement collectif organisé ayant une forte résonance avec des systèmes rencontrés en physique : synchronisation de phase dans l’interaction des systèmes oscillants, classement des transitions de phase dans des systèmes composés d’agents auto-propulsés, auto-organisation et formation de modèles dans des systèmes distribués dans l’espace (systèmes écologiques, par exemple).

La compréhension complète des relations entre les dynamiques microscopiques et les propriétés macroscopiques est cependant encore loin d’être acquise. Par exemple, les recherches sur l’émergence des dynamiques logiques non triviales à un niveau général, hors d’oscillateurs microscopiques ouverts qui se caractérisent par des échelles temporelles plus courtes que celles des oscillateurs macroscopiques, ne sont toujours pas dotées d’un cadre théorique. Si certains chercheurs pensent qu’il est possible d’extraire les coefficients de transfert des composants à grande longueur d’onde issus d’analyses linéaires microscopiques (méthode de Lyapunov), cette théorie n’est toujours pas clairement définie. Les systèmes composés d’unités auto-propulsées semblent présenter des fluctuations d’une densité numérique anormalement importante – phénomène inconnu dans le domaine des matériaux à l’équilibre, mais observé lors d’expérimentations sur des milieux granulaires – un phénomène dont les modèles théoriques actuels ne rendent que partiellement compte.

De nouvelles découvertes sont attendues de la description à l’échelle mésoscopique intermédiaire reliant les niveaux microscopiques et macroscopiques par les quantités de granularité pertinentes à des échelles spatio-temporelles locales appropriées. En raison de l’importance des fluctuations dans les phénomènes hors équilibre, les équations aux dérivées partielles (EDP) qui en découlent devraient produire des conditions stochastiques, souvent multiplicatives, dans les champs de granularité. L’analyse de ces EDP stochastiques est un défi à relever par les physiciens comme par les mathématiciens, d’un point de vue numérique et analytique. Pour cela, de nouvelles techniques très puissantes, comme le groupe de renormalisation non perturbatif, promettent d’apporter un nouvel éclairage sur ce sujet dans un proche avenir.

Si les chercheurs se sont jusqu’à présent concentrés sur des systèmes constitués d’unités en grande partie identiques, de nombreuses questions fort intéressantes sont soulevées par des systèmes tels que les organismes vivants composés de divers types de cellules ou les écosystèmes dans lesquels de nombreuses espèces sont composées d’unités de différentes sortes. La compréhension complète de l’émergence des phénomènes collectifs dans de tels systèmes nécessite la prise en compte des interactions entre ces éléments et fait naître de nombreuses questions. Dans quelle mesure est-il possible de réduire des systèmes hétérogènes pour qu’ils deviennent homogènes ? En d’autres termes, certains systèmes ont-ils pour caractère irréductible un grand degré d’hétérogénéité (les niches écologiques complexes, par exemple), et sont-ils simplement au-delà de toute description de modèles plus simples et dissociés comportant peu d’espèces ? Les propriétés émergentes des systèmes homogènes sont-elles préservées dans les systèmes hétérogènes et quelles sont les caractéristiques spécifiques qui naissent de l’hétérogénéité microscopique au niveau collectif ? Quel est le rapport entre les propriétés émergentes et les résultats obtenus précédemment dans un contexte plus homogène ? Les résultats théoriques relatifs aux systèmes homogènes peuvent-ils être élargis aux systèmes hétérogènes ? Est-il possible d’étendre les champs d’application des outils déjà développés pour la modélisation des dynamiques collectives afin qu’ils prennent aussi en compte l’hétérogénéité (la simulation centrée sur l’agent peut être très facilement élargie, par exemple) ou devons-nous développer de nouveaux instruments spécifiques ?

Au niveau théorique, un certain nombre de voies se révèlent prometteuses. L’étude des systèmes simples composés d’oscillateurs couplés à fréquences hétérogènes, par exemple, est susceptible d’apporter de nouvelles connaissances sur des systèmes plus concrets, alors que l’importance du rôle de la plasticité synaptique dans la dynamique neuronale est reconnue depuis longtemps déjà.

La ségrégation entre espèces différentes peut être aisément décrite par les modèles hétérogènes centrés sur l’agent, tandis que les cellules peuvent être considérées comme un fluide non homogène. Par conséquent, les résultats théoriques sur le comportement de tels systèmes (par exemple les transitions de phase, la diffusion dans les milieux hétérogènes denses, etc.) devraient apporter un nouvel éclairage sur de nombreuses questions ouvertes en biologie moléculaire et cellulaire, telles que l’organisation du noyau cellulaire, la diffusion à travers les membranes, la transduction de signal ou la régulation de la transcription.

Enfin, il est important de rappeler que l’approche théorique doit être développée parallèlement aux observations expérimentales. L’étude des modèles doit fournir des résultats sous une forme permettant de les comparer et de les valider par des expérimentations quantitatives. Ce sont notamment les techniques de reconstruction spatiale – permettant de mesurer la position et la trajectoire en trois dimensions de chacune des unités au sein d’un grand groupe – qui s’avèrent de plus en plus utiles pour extraire des informations sur les dynamiques à l’échelle microscopique.


1.3.2. Dynamiques collectives dans les environnements hétérogènes
La complexité des dynamiques collectives reflète non seulement les propriétés des unités individuelles et leurs interactions, mais également les influences exercées par l’environnement alentour. Évaluer la façon dont l’hétérogénéité environnementale influe sur les systèmes collectifs pose un défi crucial dans de nombreuses disciplines, dont la biologie, les géosciences, les sciences sociales et l’informatique.

L’approche des systèmes complexes a pour but de fournir un cadre unificateur pour étudier les effets de l’hétérogénéité environnementale sur la dynamique des populations. Nous attendons en particulier des avancées dans les voies suivantes :

  • Analyses multi-échelles : l’observation et la mesure de l’hétérogénéité environnementale requièrent de nouveaux outils pour sa détection en milieux bruyants et son analyse multi-échelles. En écologie du paysage, par exemple, les chercheurs ont besoin d’enregistrer la sensibilité d’échelonnage de l’hétérogénéité de la mosaïque or, il n’existe toujours pas d’outils techniques appropriés à ce travail. L’étude du plancton pose un problème analogue : les turbulences confèrent une structure spatio-temporelle aux populations à des échelles d’espace et de temps allant de quelques centimètres à la taille d’un bassin océanique et de quelques minutes à plusieurs années, alors que les observations réalisées jusqu’à présent ne couvrent qu’une partie de ces échelles.
  • Formalisation : saisir l’hétérogénéité dans les modèles requiert de nouveaux moyens de représentation mathématique. Les équations, algorithmes et représentations géométriques doivent donc inclure l’hétérogénéité environnementale à différentes échelles, et décrire ainsi qu’accoupler l’environnement aux dynamiques sous-jacentes des unités individuelles qui composent un système. Par exemple, les interactions hydrodynamiques à grande distance doivent être incluses dans les modèles qui décrivent le mouvement collectif des bactéries se déplaçant dans des fluides visqueux. L’évolution de la couverture végétale a été formalisée par l’application d’équations différentielles pour le processus de diffusion en continu ou les approches fondées sur la percolation. Nous devons élaborer une formalisation mathématique pour des environnements plus discontinus en termes d’hétérogénéité environnementale ou d’unités constituantes.
  • Identification des principales caractéristiques environnementales : les modèles ne peuvent inclure une description de toutes les sources d’hétérogénéité possibles. Il est donc important d’identifier les aspects de cette hétérogénéité les plus pertinents pour la description choisie d’un système. L’hétérogénéité peut être étudiée en termes d’information, de texture, de paramètres de corrélation ou de structures cohérentes sélectionnées en fonction des dynamiques collectives étudiées. Par exemple, les structures de paysage peuvent présenter des formes d’hétérogénéité différentes selon les propriétés qui influent sur la dynamique collective : les contrastes accentuent souvent les effets de barrière tandis que la connectivité souligne les trajectoires préférentielles dans la mosaïque. Dans un milieu fluide, les barrières de transfert et les zones de mélange structurent la distribution spatiale des marqueurs ; les méthodes non linéaires permettent d’extraire de telles structures à partir de leur champ de vitesse et de faire la lumière sur l’interaction entre la turbulence et les marqueurs biochimiques.
  • Environnements en évolution : l’hétérogénéité est rarement définissable une fois pour toutes puisqu’elle évolue dans le temps. Les changements qui en découlent peuvent se produire sur des échelles de temps plus rapide que celles des dynamiques collectives, ou se manifester par des dérives lentes des propriétés environnementales. Ces deux types de changement affectent les populations microbiologiques comme celles qui vivent dans des milieux où la disponibilité de nourriture et la température sont soumises à d’importantes fluctuations, par exemple. Une description appropriée de l’adaptation et de l’évolution d’un comportement collectif exige de prendre ces fluctuations en compte. Si une population induit elle-même des modifications de son milieu, c’est la rétroaction entre le comportement collectif et l’hétérogénéité environnementale qui forme la dynamique couplée population-environnement, comme dans l’interaction entre le biote et la terre dans le sillage d’un changement climatique.

1.3.3. Émergence de l’hétérogénéité et des processus de différenciation, hétérogénéité dynamique et diffusion de l’information
Des réseaux génétiques aux réseaux sociaux et aux écosphères, de nombreux systèmes naturels présentent une hétérogénéité endogène : une hétérogénéité qui naît du fonctionnement même du système. Les mécanismes qui produisent cette hétérogénéité comprennent la différenciation des cellules dans l’ontogenèse, la différentiation sociale ainsi qu’économique dans les sociétés humaines, et la différenciation des espèces dans l’évolution. L’origine et le rôle de cette hétérogénéité dans la viabilité et le maintien de ces vastes systèmes sont encore largement méconnus, et ce, même si leur importance est reconnue dans l’émergence des macrostructures topologiques qui sous-tendent souvent des fonctions générales. Comprendre l’émergence de l’hétérogénéité et sa conservation représente par conséquent un défi à relever et de grands efforts à déployer en vue de gérer et, éventuellement, de contrôler les systèmes complexes.

Une simple structure homogène (copies multiples d’un même objet ou espace topologique uniforme) compte principalement quatre types de processus à travers lesquels émerge l’hétérogénéité. Ces processus peuvent être classés en termes de complexité de Kolmogorov et de profondeur logique (méthode de mesure de la « complexité organisationnelle » introduite par Charles Bennett).

  • Émergence aléatoire : le bruit sur une structure régulière simple (perturbation aléatoire). On observe une augmentation de la complexité de Kolmogorov, mais non pas de la complexité organisationnelle.
  • Évolution coordonnée ou fortement contrainte. Exemple : la duplication d’un gène permet d’obtenir deux gènes, de différencier la fonction de chacun, ou de différencier les individus dans une structure sociale (spécialisation, nouvelles fonctions, etc.) Cela n’est pas nécessairement associé à une augmentation notable de la complexité de Kolmogorov, mais à une augmentation de la complexité organisationnelle (« cristallisation d’un calcul »).
  • Émergence mixte : le caractère aléatoire et les contraintes jouent un rôle dans le processus dynamique de l’émergence. Exemples : des modules moléculaires et génétiques entiers sont réutilisés et évoluent, produisant une diversité morphogénétique et fonctionnelle, une spéciation par isolement et une adaptation à diverses contraintes géographiques ; plusieurs copies d’une entité soumise à diverses conditions divergent par apprentissage ou adaptation mutuelle. Dans ce cas, il y a augmentation de la complexité de Kolmogorov et de la complexité organisationnelle.
  • Émergence par « calcul/expression d’un programme préexistant ». Si le « calcul » est rapide et non aléatoire, il n’y a pas augmentation de la complexité de Kolmogorov, ni de la complexité organisationnelle.

 

 

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