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Géosciences et environnement

Géosciences et environnement

Rapporteur : Michael Ghil (ENS Paris).

Contributeurs : Pierre Baudot (Inaf CNRS), François Daviaud (CEA), Bérengère Dubrulle (CEA), Patrick Flandrin (CNRS ENS Lyon), Cedric Gaucherel (INRA), Gabriel Lang (Agro Paris Tech), Francesco d’Ovidio (ENS), Daniel Schertzer (Météo-France), Eric Simonet (CNRS).

Mots clés : changement climatique, prévisibilité et incertitudes, écosystèmes et paysages, multiples échelles et hétérogénéité, climat et réseaux trophiques, maladies émergentes, transport et mélange, interactions climat-temps, modélisations déterministe ou stochastique.

Introduction
Les caractéristiques physiques, chimiques et biologiques de l’homme – de l’échelon local et communautaire à l’échelle mondiale – deviennent une préoccupation de plus en plus majeure de l’ère post-industrielle. Leur étude inclut tous les sous-systèmes du système terrestre – l’atmosphère, les océans, l’hydrosphère et la cryosphère, ainsi que la croûte terrestre supérieure – et leurs interactions avec la biosphère et les activités humaines. Par conséquent, nous devons travailler sur des systèmes hautement complexes, hétérogènes et multi-échelles à partir d’une série d’approches aussi interdisciplinaires que possible. Les concepts et les outils de la théorie des systèmes complexes semblent particulièrement utiles pour relever trois défis majeurs. Premièrement, il s’agit de la gamme d’incertitudes qui prévaut toujours dans les projections d’avenir sur le changement climatique qui, jusqu’à présent, était attribuée en grande partie à des difficultés de paramétrage des processus à l’échelle sous-maille dans les modèles de circulation générale (MCG) et au réglage des paramètres semi-empiriques. Des études récentes signalent également des difficultés fondamentales associées à l’instabilité structurelle des modèles climatiques et suggèrent l’application de la théorie des systèmes dynamiques aléatoires pour aider à réduire les incertitudes. Deuxièmement, c’est le système terrestre qui varie à toutes les échelles spatio-temporelles et se trouve donc en situation d’hors équilibre thermodynamique, et ce, très certainement de manière importante. Les méthodes de la physique statistique représentent alors un intérêt particulier dans la modélisation du comportement en quasi-équilibre du système permettant ainsi d’étendre les résultats à des états encore plus éloignés de la situation d’équilibre. Troisièmement, une majeure partie de l’intérêt dans ce domaine découle des préoccupations au sujet de l’impact socio-économique des événements extrêmes. L’étude de leurs statistiques et de leurs dynamiques vise à mieux comprendre et à obtenir des prévisions plus fiables de ces événements.

Les caractéristiques physiques, chimiques et biologiques de l’homme – de l’échelon local et communautaire à l’échelle mondiale – deviennent une préoccupation de plus en plus majeure de l’ère post-industrielle. La complexité du système est sans doute comparable à celle des systèmes étudiés en sciences de la vie et en sciences cognitives. Il paraît donc particulièrement judicieux d’intégrer les principaux domaines d’application issus de la théorie des systèmes complexes aux questions qui figurent dans cette feuille de route.

Le système terrestre comprend plusieurs sous-systèmes – l’atmosphère, les océans, l’hydrosphère et la cryosphère, ainsi que la croûte terrestre supérieure – chacun étant à son tour hétérogène et variable à toutes les échelles de temps et d’espace. Cette variabilité se trouve en outre affectée et, en retour, affecte non seulement l’écosystème contenu dans chaque sous-système, mais aussi les humains, leur économie, leur société et leur politique. Par conséquent, nous avons affaire à un système multi-échelles fortement complexe et hétérogène, et les disciplines scientifiques, indispensables pour mieux comprendre, contrôler, prédire et gérer ce système sont nombreuses et variées. Elles incluent de nombreuses sous-disciplines des sciences physiques, sciences de la vie, mathématiques, informatique et, bien entendu, toutes les sciences de la Terre et de l’environnement : de la géologie, géophysique et géochimie aux sciences de l’atmosphère et des océans en passant par l’hydrologie, la glaciologie et la pédologie.

Les questions interdisciplinaires essentielles soulevées dans ce domaine majeur comprennent le changement climatique, le changement dans la répartition et l’interaction entre les espèces entraînant un changement climatique passé, présent et futur, la manière dont les cycles biogéochimiques des traces de substances chimiques et nutritives interagissent avec d’autres changements dans le système, et le lien entre les problèmes sanitaires et les changements de l’environnement. Concernant la méthodologie, des objectifs majeurs ont été fixés pour permettre de résoudre ces questions. Ils incluent : une meilleure prédiction et la réduction des incertitudes, une meilleure description et modélisation du transport et du mélange des fluides à l’échelle planétaire, la compréhension de l’effet net produit par le temps sur le climat et les impacts des changements de temps sur les changements climatiques. Concevoir la meilleure utilisation de la modélisation stochastique, déterministe ou combinée dans cette démarche hautement complexe est également fondamental.

Afin de traiter simultanément quelques-unes de ces questions clés et de tenter d’atteindre certains de ces grands objectifs connexes, nous proposons de nous concentrer sur les trois grands défis suivants : (i) comprendre l’origine des incertitudes autour des projections sur le changement climatique et les réduire ; (ii) étudier la physique statistique hors équilibre du système terrestre ; et (iii) étudier les statistiques et les dynamiques des événements extrêmes.

L’amplitude des incertitudes concernant les prévisions relatives aux changements climatiques a été définie pour la première fois en 1979 comme une réaction à l’équilibre des températures mondiales de 1,5 à 4,5 k pour une concentration de CO2 dans l’atmosphère multipliée par deux. Quatre rapports d’évaluation du GIEC plus tard, les températures restent à quelques degrés près les mêmes pour la fin du siècle et pour l’ensemble des scénarios relatifs aux gaz à l’effet de serre. Cette difficulté persistante à réduire les incertitudes a été attribuée jusqu’à tout récemment à des difficultés de paramétrage des processus à l’échelle sous-maille dans les modèles de circulation générale (MCG) et de réglage des paramètres semi-empiriques. En revanche, de nouvelles études signalent également des difficultés fondamentales associées à l’instabilité structurelle des modèles climatiques et suggèrent l’application de la théorie des systèmes dynamiques aléatoires pour aider à réduire les incertitudes.

Le système terrestre varie à toutes les échelles spatio-temporelles, de la microphysique des nuages à la circulation générale de l’atmosphère et des océans, des micro-organismes aux écosystèmes planétaires, et des fluctuations décennales du champ magnétique à la dérive des continents. L’ensemble du système, tout comme chacun de ses sous-systèmes, est forcé et dissipatif, et donc hors équilibre thermodynamique, et ce, très certainement de manière conséquente. Les méthodes de la physique statistique semblent intéressantes pour la modélisation du comportement de quasi-équilibre du système et pour tenter d’obtenir des résultats pouvant être étendus à d’autres paramètres réels, plus éloignés de la situation d’équilibre.

Enfin, une majeure partie de l’intérêt en géosciences et en études de l’environnement découle des préoccupations à propos de l’impact socio-économique des événements extrêmes. L’approche classique de tels événements repose toujours sur la théorie des valeurs extrêmes généralisées (TVE), même si ses hypothèses ne se rencontrent que rarement en pratique. Il nous faut donc élaborer des modèles statistiques plus sophistiqués, fondés sur une meilleure compréhension des dynamiques qui entraînent des événements extrêmes. Avec de meilleurs modèles statistiques et dynamiques, nous devrions être en mesure de fournir des prévisions plus fiables pour les événements extrêmes, et les soumettre à des tests approfondis dans toutes les disciplines et pour des ensembles de données.

Les géosciences ont une longue tradition de contribution aux études des systèmes complexes et non linéaires. Les travaux d’E. N. Lorenz, au début des années 1960, ont fourni un paradigme majeur de dépendance sensible à l’état initial. Ces travaux, associés à ceux de C. E. Leith, ont apporté un nouvel éclairage sur la propagation des erreurs à différentes échelles de mouvement. Les phénomènes multi-échelles dans le contexte de la Terre solide et de l’enveloppe fluide ont permis une meilleure compréhension de la multifractalité et ses conséquences pour les prévisions dans de nombreuses disciplines, y compris la sphère sociale et politique. Nous espérons et croyons que le travail proposé ici sera une source d’inspiration et s’avérera utile à la théorie des systèmes complexes et ses applications dans de nombreuses autres disciplines.

Grands défis

  • Comprendre et réduire les incertitudes
  • Physique statistique hors équilibre du système terrestre

 


2.10.1. Comprendre et réduire les incertitudes

Charney et coll. (Natural Academic Press, 1979) ont été les premiers à proposer une estimation consensuelle de la sensibilité à l’équilibre du changement climatique en fonction de la concentration atmosphérique de CO2. Le résultat fut la fameuse fourchette de 1,5 à 4,5 k d’augmentation de la température mondiale près de la surface (Ts, température de surface), pour une concentration de CO2 multipliée par deux. Le climat n’a pourtant jamais été ni ne sera probablement jamais en situation d’équilibre. Outre les estimations sur la sensibilité à l’équilibre, les quatre rapports d’évaluation successifs élaborés par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC : 1991, 1996, 2001, 2007) ont donc porté sur les estimations du changement climatique pour le XXIe siècle sur la base de divers scénarios d’augmentation du CO2 dans cet intervalle de temps. Les résultats des modèles de circulation générale (MCG) relatifs à une augmentation de température au cours des cent prochaines années ont obstinément résisté à tout rétrécissement de la fourchette des estimations, avec une variation de plusieurs degrés Celsius pour les températures prévues pour la fin du siècle, pour un scénario d’augmentation du taux de CO2 donné. Cette difficulté de réduction de la fourchette d’estimations est étroitement liée à la complexité du système climatique, à la non-linéarité du processus en jeu et aux obstacles à une représentation fidèle de ces processus et des rétroactions à travers les MCG.

L’une des sources d’erreurs évidentes est la difficulté à représenter tous les processus inférieurs à la résolution spatio-temporelle du modèle. Ce problème est particulièrement évident pour les processus biochimiques où la dynamique microphysique et microbiologique est couplée à la dynamique turbulente de l’océan et de l’atmosphère entraînant une variabilité spatio-temporelle virtuelle à presque toutes les échelles d’observation. Le phytoplancton en est un exemple. Son rôle majeur dans l’absorption de CO2 est affecté autant par l’advection des nutriments due à la circulation à grande échelle (bassin, années), que par la présence de filaments associés à la remontée d’eau froide (1 à 20 km, jours), l’interaction écologique avec le zooplancton (mm/m, heures/jours), ou les processus turbulents et biologiques à l’échelle de la cellule. L’étude de ces phénomènes biochimiques demande le développement de nouveaux outils théoriques dépassant les capacités de chaque discipline, et qui, en raison de leurs caractéristiques, entrent naturellement dans le cadre des systèmes complexes. Ces études doivent permettre de :

  • appréhender simultanément les multiples échelles spatio-temporelles de transport et de repérage des dynamiques,
  • intégrer les descriptions des différentes disciplines, notamment les propriétés de transport et de mélange issues de la théorie des turbulences, et les processus biologiques ou chimiques des repérages d’advection,
  • fournir des résultats sous une forme permettant de les comparer avec l’ensemble croissant des données d’observation,
  • formuler un schéma de paramétrage computationnel efficace pour les modèles de circulation.

Une seconde source d’erreurs réside dans la difficulté fondamentale liée à l’instabilité structurelle des modèles climatiques. Il est largement admis que l’espace de tous les systèmes dynamiques déterministes et différentiables (SDD) présentent une structure très complexe : les systèmes présentant une structure stable ne sont malheureusement pas typiques de toutes les dynamiques déterministes, comme on l’espérait au départ (Smale, 1967). En effet, ce qui est modélisé par les SDD ne semble pas typiquement robuste d’un point de vue qualitatif et topologique, et cela concerne même les petits systèmes comme le modèle de Lorenz (1963). Ce fait décevant a conduit des mathématiciens à aborder le problème de la robustesse et de la généricité à partir de nouvelles approches stochastiques (Palis, 2005). D’autre part, des travaux sur le développement et l’utilisation de modèles de circulation générale sur plusieurs décennies ont amplement démontré que tout ajout ou changement dans le « paramétrage» d’un modèle – c’est-à-dire dans la représentation des processus sous-maille en termes de variables explicites et à grande échelle du modèle – peut se traduire par des changements notables dans le comportement du modèle résultant.

Le problème de l’amplitude des incertitudes, loin d’être une simple difficulté pratique de « réglage » de quelques paramètres du modèle, pourrait être lié à l’instabilité structurelle inhérente aux modèles climatiques. Une manière possible de réduire cette instabilité structurelle est l’utilisation de paramétrages stochastiques dans le but de lisser les dynamiques qui en résultent à travers une moyenne d’ensemble. Une question clé est alors de déterminer si les paramétrages stochastiques ad hoc ajoutent une quelconque forme de robustesse aux modèles climatiques déterministes connus et comment réduire l’amplitude des incertitudes dans les projections climatiques futures. Des résultats préliminaires indiquent que le bruit produit des effets stabilisants qui doivent être étudiés à travers une série de modèles climatiques, des MCG les plus simples aux plus complexes. Une telle hypothèse pourrait être testée en appliquant des concepts théoriques et des outils numériques issus de la théorie des systèmes dynamiques aléatoires (SDA ; L. Arnold, 1998). Selon cette théorie purement géométrique, le bruit est paramétré de manière à traiter les processus stochastiques comme de véritables flux dans un espace de phases étendu appelé « faisceau de probabilités ». Les séries d’invariants aléatoires, tels que les attracteurs aléatoires, peuvent alors être définies et rigoureusement comparées au moyen du concept SDA d’équivalence stochastique permettant de prendre en compte la stabilité stochastique structurelle de ces modèles.


2.10.2. Physique statistique hors équilibre du système terrestre

La Terre et ses différentes composantes (hydrosphère, atmosphère, biosphère, lithosphère) constituent des systèmes typiquement hors équilibre : en raison de la nature dissipative intrinsèque de leurs processus, ils sont contraints, sans forçage, à s’effondrer au repos. Toutefois, en présence d’un forçage permanent, un régime d’état de stabilité peut être établi, dans lequel le forçage et la dissipation s’équilibrent en moyenne, ce qui permet de maintenir une situation stable non triviale avec d’importantes fluctuations couvrant une large gamme d’échelles. Le nombre de degrés de liberté impliqués dans les dynamiques correspondantes est si important que l’approche mécanique statistique – permettant l’émergence de quantités pertinentes générales pour décrire les systèmes – serait la bienvenue. Une telle simplification serait particulièrement utile pour la modélisation des enveloppes fluides, où la capacité des ordinateurs actuels interdit la simulation numérique à pleine échelle des équations (Navier-Stokes) qui les décrivent. Des problèmes similaires sont omniprésents dans la biologie et l’environnement lorsque les équations sont connues.

Un autre résultat intéressant de l’approche statistique serait d’obtenir un équivalent du théorème fluctuation-dissipation (TFD) pour trouver une relation directe entre les fluctuations et la réponse du système au forçage extérieur infinitésimal. Appliquée au système terrestre, une telle approche pourrait fournir de nouvelles estimations de l’impact des émissions de gaz à effet de serre sur les perturbations climatiques.

Diverses difficultés sont liées à la définition des mécanismes statistiques hors équilibre dans le système terrestre :

  • le problème de la définition d’une entropie (voire une série infinie d’entropies) dans les systèmes hétérogènes,
  • l’identification des contraintes,
  • le problème de la non-extensivité des variables statistiques due aux corrélations entre les différentes composantes du système (éventuellement résolu par l’introduction de dimensions (fractionnaires) réelles).

Sur le plan de la physique, plusieurs avancées ont récemment été enregistrées dans la description des turbulences grâce à l’utilisation d’outils empruntés à la mécanique statistique des fluides à propriétés invariantes. En revanche, les principes variationnels de la production d’entropie sont encore à étudier. D’autres progrès ont été accomplis concernant l’équivalent du théorème de fluctuation-dissipation (TFD) dans les systèmes physiques largement hors équilibre. Des essais expérimentaux sur un système magnétique vitreux ont mis en évidence la violation du TFD par les non-linéarités dans la relation entre la fluctuation et la réponse. Des identités générales entre fluctuation et dissipation n’ont été obtenues en théorie que pour les systèmes temporellement symétriques. Elles ont été expérimentalement testées avec succès pour les systèmes dissipatifs (non temporellement symétriques) tels que les circuits électriques ou les fluides turbulents. Il serait intéressant d’étendre ces résultats au système terrestre.