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Des molécules aux organismes et écosystèmes (2017)

Des molécules aux organismes

Rapporteur : Christophe Lavelle (IHES).

Contributeurs : Pierre Baudot (ISC-PIF), Hugues Berry (INRIA, Saclay), Guillaume Beslon (IXXI-LIRIS, Lyon), Yves Burnod (INSERM, Paris), Jean-Louis Giavitto (IBISC, Evry), Francesco Ginelli (CEA, Saclay), Zoi Kapoula (CNRS, Paris), Christophe Lavelle (IHES, Bures sur Yvette), André Le Bivic (CNRS SDV, Marseille), Nadine Peyrieras (CNRS, Gif s/Yvette), Ovidiu Radulescu (IRMAR, Rennes), Adrien Six (UPMC, Paris).

Mots clés : biologie des systèmes et biologie intégrative, stabilité, fluctuation, bruit et robustesse, physiopathologie, réseaux biologiques, biologie computationnelle, approches multi-échelles dans les systèmes biologiques, holonbionte.

Introduction
La recherche biologique produit des connaissances supposées, à un certain point, être transférées en recherche clinique et traduites en avancées médicales pour le traitement des physiopathologies humaines. On espère ainsi trouver, si possible, des remèdes aux maladies, ou du moins mieux les comprendre. Il est pourtant de plus en plus évident qu’une meilleure compréhension ne peut émerger que d’une vision plus holistique ou intégrative des systèmes biologiques. Il nous faut donc développer une meilleure compréhension des systèmes biologiques en tant que systèmes complexes et transférer cette compréhension à la recherche clinique. Cela exige une approche fortement interdisciplinaire et devrait fournir de nouvelles connaissances en physiologie et en pathologie.

Après une brève présentation des objectifs généraux et des concepts abordés dans cette section, nous verrons de manière plus détaillée quatre défis majeurs. Comment les recherches devraient être motivées en biologie est sujet à débat. Doivent-elles être fondées sur des données, des objets ou des hypothèses ? Sommes-nous au moins d’accord sur l’objectif de déchiffrage des chaînes causales qui sous-tendent les processus biologiques ? Attendons-nous des modèles qu’ils apportent des informations et des connaissances sur le comportement des systèmes biologiques et qu’ils nous permettent d’élaborer des prédictions précises ?

Les avancées récentes en génomique fonctionnelle et dans l’étude des maladies complexes telles que le cancer, les maladies auto-immunes ou infectieuses, les maladies mitochondriales ou les syndromes métaboliques, ont montré la nécessité d’une autre approche de la biologie, une vision selon laquelle la pathologie et la physiologie sont le résultat des interactions de nombreux processus à différentes échelles. La nouvelle discipline scientifique de la biologie des systèmes est née de ce point de vue ; elle est axée sur l’étude des gènes, des protéines, des réseaux de réactions biochimiques et de la dynamique des populations cellulaires, considérés comme des systèmes dynamiques. Elle étudie les propriétés biologiques résultant de l’interaction de nombreux composants, en examinant les processus à différentes échelles et leur intégration systémique générale. La science des systèmes complexes fournit un cadre conceptuel et des outils efficaces pour tenter de comprendre les caractéristiques émergentes et immergentes, des molécules aux organismes et inversement. Le terme d’« immergence » implique que certaines contraintes à macro-niveau s’écoulent en cascade, de manière causale, vers des micro-niveaux. Les propriétés émergentes et immergentes doivent être pensées à partir de la reconstruction multi-échelles des données enregistrées aux échelles spatio-temporelles appropriées. Nous nous attendons à trouver des processus génériques (modèles de conception pour l’informatique) qui s’appliquent des niveaux supérieurs aux niveaux inférieurs d’organisation, et vice versa, et qui permettent leur couplage ; par exemple la synchronisation, le renforcement, l’amplification, l’inhibition, obtenus au moyen de processus de base tels que la signalisation par les interactions moléculaires, la diffusion, le transport vésiculaire, le transport ionique, le couplage électrique, le couplage biomécanique et la régulation des caractéristiques des molécules et des macromolécules (y compris leurs concentrations).

Les systèmes complexes impliquent presque toujours une large gamme d’échelles temporelles (en général des femtosecondes pour les réactions chimiques, des secondes pour les processus métaboliques, des jours ou des mois pour les cellules et des années pour les organismes vivants) et spatiales (en général des nanomètres pour les structures moléculaires, des micromètres pour les ensembles supramoléculaires, les organelles et les cellules, des centimètres pour les tissus et les organes, et des mètres pour les organismes). Déterminer l’échelle spatio-temporelle pertinente pour l’expérimentation et la modélisation est un enjeu majeur. Les approches classiques (biochimie, biologie cellulaire et moléculaire, études cognitives et comportementales, etc.) utilisent généralement une échelle « de préférence » déterminée par défaut, essentiellement en raison des protocoles et expériences fondamentaux conçus pour ne fonctionner qu’à une échelle spécifique. Les interactions entre les différentes échelles dans les observations, expérimentations, modèles et simulations deviennent un défi transdisciplinaire passionnant.

Les variations des systèmes biologiques soulèvent la question d’un comportement moyen, caractéristique ou représentatif. Déterminer leurs quantités, et savoir si elles sont scientifiquement utiles, exige de caractériser et de mesurer la variabilité et les fluctuations aux niveaux de la molécule, de la cellule, de la population de cellules et au niveau physiologique. L’origine et la signification fonctionnelle des fluctuations dans les systèmes biologiques, même aux échelles spatio-temporelles où elles se produisent, demeurent largement inconnues. Leur signification fonctionnelle pourrait être abordée à travers leur transmission multi-échelles et leur éventuelle amplification, réduction/amortissement ou leur rôle dans la médiation des bifurcations.

De toute évidence, la compréhension ne résultera pas d’une description individuelle ou d’une modélisation d’organismes (cellule virtuelle, organisme virtuel), mais plutôt de l’identification des composants pertinents pour un problème donné et de la reconstruction de modèles axés sur les mécanismes impliqués. Une telle reconstruction doit utiliser des outils mathématiques et physiques empruntés, entre autres, à la thermodynamique hors équilibre et aux systèmes dynamiques. De nouveaux outils seront également nécessaires pour répondre à des questions spécifiques de la biologie. Enfin, introduire une vision systémique et utiliser des principes et un cadre conceptuel des systèmes complexes pour une meilleure compréhension de la physiopathologie humaine pourrait conduire à un nouveau diagnostic différentiel et améliorer les soins médicaux.

Grands défis

  • Fluctuations et bruit dans les systèmes biologiques
  • La stabilité en biologie
  • Approches multi-échelles
  • Physiopathologie humaine

 


2.2.1. Fluctuations et bruit dans les systèmes biologiques

Au cours de son développement, la biologie moderne a eu souvent recours aux notions de comportements moyens et d’individus moyens. Mais ce cadre conceptuel a été récemment remis en question par l’observation empirique. Des mesures quantitatives de cellules vivantes individuelles, ou à l’intérieur de ces cellules, ont révélé la grande variabilité et la fluctuation de la dynamique cellulaire entre différentes cellules ou différents moments dans la même cellule. Ces observations ouvrent un nouveau cadre conceptuel en biologie, où le bruit doit être pleinement pris en considération si nous voulons comprendre les systèmes biologiques ; cette vision s’écarte du cadre classique qui considère que le bruit et les fluctuations sont une erreur de mesure ou de « simples » fluctuations thermodynamiques qui devraient être supprimées par les cellules.

Ce nouveau point de vue soulève de nombreuses questions, ainsi que les deux problèmes théorique et pratique susceptibles de modifier profondément notre compréhension des systèmes biologiques. Pour aborder ces questions, nous devons toutefois développer un programme complet de recherche scientifique allant des mesures précises à l’analyse de l’origine et du rôle fonctionnel de la stochasticité dans les systèmes biologiques. Pour réaliser de telles avancées, nous devons, entre autres :

  • Améliorer la technologie pour les mesures quantitatives du bruit et des fluctuations dans la cellule, les populations de cellules, les tissus, les organes et les individus. Il faudra en particulier identifier les moments caractéristiques à chaque niveau d’organisation et les indicateurs expérimentaux les plus appropriés.
  • Identifier les mécanismes produisant le bruit et les fluctuations dans les systèmes biologiques et répondre en particulier aux questions suivantes : quelles sont les modalités de transmission multi-échelles des fluctuations ? Les fluctuations sont-elles amplifiées ou réduites/amorties en passant d’une échelle aux autres ? Sont-elles importantes par rapport aux bifurcations dans le destin de l’organisme ou de la cellule ?
  • Comprendre la signification fonctionnelle des fluctuations dans différents systèmes biologiques. Il a par exemple été suggéré que les fluctuations pourraient améliorer la robustesse des êtres vivants. D’autres processus peuvent toutefois être envisagés (résonance stochastique, augmentation des taux de signalisation, différenciation cellulaire, évolution, etc.). Cette signification fonctionnelle implique que les systèmes biologiques sont capables de contrôler le niveau de bruit.
  • Définir les éventuels mécanismes par lesquels les systèmes biologiques peuvent contrôler leur niveau de fluctuation (boucles de rétroaction négative/positive dans les réseaux biochimiques, adaptation neuronale dans les réseaux corticaux, mutations adaptatives et mutation ponctuelle, régulations et réseaux dans le système immunitaire).
  • Remettre en question le sens des processus habituels d’établissement de moyennes dans la biologie expérimentale. Dans le cas des réseaux biochimiques, les données collectées sur les populations de cellules peuvent-elles être utilisées pour déduire le réseau réel dans une cellule individuelle donnée ? Des questions similaires se posent dans le cas des structures de connexion des réseaux corticaux et de la reconstruction des lignées cellulaires.

Ces questions peuvent être abordées dans divers systèmes biologiques tels que (et non exhaustivement) :

  • Les réseaux de transcription et de régulation : il est à présent clair que l’activité transcriptionnelle de la cellule est hautement stochastique. Certaines des causes moléculaires de cette stochasticité ont été identifiées, mais son origine précise et ses mécanismes de régulation restent à découvrir. Cela exigera tout d’abord le développement de méthodologies de mesure appropriées pour permettre de quantifier ces fluctuations à différentes échelles temporelles dans la cellule.
  • Les neurones et les réseaux neuronaux : l’activité « continue » au sein des circuits corticaux est une activité spontanée générée par le caractère récurrent de ces réseaux. Elle a longtemps été considérée comme un simple bruit ajouté aux signaux environnementaux. Des études récentes ont toutefois attribué un véritable rôle fonctionnel à cette activité continue qui pourrait faciliter la propagation du signal et être impliquée dans les processus d’adaptation. Il a été démontré que des effets inhibiteurs réduisent la variabilité au niveau de la cellule individuelle comme de la population de cellules.
  • La diversité du système immunitaire : le système immunitaire se caractérise par sa diversité à différents niveaux ; diversité des récepteurs des lymphocytes, populations d’effecteurs et de régulateurs, dynamique des populations de cellules, sélection et compétition des cellules et migration à travers tout l’organisme sont le résultat de mécanismes stochastiques ou de sélection dont l’impact sur l’efficacité générale du système doit encore être décrit.
  • La variabilité incontrôlée est souvent considérée comme une source de perturbations majeures pour le destin des organismes. Nous pouvons en trouver des exemples dans le processus de vieillissement, le cancer, les maladies auto-immunes, les infections ou les maladies dégénératives. Toutefois, le débat sur l’influence concrète du bruit reste ouvert. Un point en particulier reste à déterminer : dans quelle mesure les processus dégénératifs sont-ils une conséquence de l’accumulation de bruit, une variation des propriétés du bruit ou d’événements stochastiques exceptionnels.
  • La variabilité au niveau génétique est le premier moteur de l’évolution et peut être indirectement régulée en fonction des caractéristiques spatio-temporelles de l’environnement (sélection pour la robustesse, par exemple, ou pour l’évolutivité). En outre, les individus clonaux peuvent être très différents les uns des autres en raison de la variabilité phénotypique intrinsèque et extrinsèque. Les mécanismes par lesquels la variabilité héréditaire et non héréditaire est régulée doivent encore être décrits et leur influence sur le processus d’évolution est largement méconnue.

En ce qui concerne la modélisation des fluctuations, il existe plusieurs outils mathématiques et physiques, mais ils doivent être améliorés :

  • Les modèles stochastiques sont largement utilisés en biologie des systèmes moléculaires. Les algorithmes de simulation (algorithme de Gillespie) utilisent la représentation Delbrück Bartholomay Rényi de la cinétique biochimique comme processus markovien de sauts. Pour améliorer les résultats de ces méthodes (coûteuses en termes de temps) plusieurs systèmes approximatifs ont été proposés, par exemple l’approximation des variables de Poisson par les variables gaussiennes ("tau-leaping"). Les approximations hybrides sont plus appropriées aux processus multi-échelles et elles pourraient être développées en associant moyenne et loi des grands nombres. Dans certains cas simples, l’équation maîtresse peut être résolue.
  • Il est également intéressant de transférer des concepts de la physique à la biologie. Les théorèmes de fluctuation, par exemple, relatifs à l’apparition de fluctuations hors équilibre dans les échanges de chaleur avec le milieu ambiant, et les théorèmes de travail relatifs aux fluctuations thermodynamiques dans les petits systèmes proches de l’équilibre pourraient être appliqués pour décrire les fluctuations dans les réseaux de gènes, les processus de transcription d’ADN et le depliement/repliement des biomolécules.

2.2.2. La stabilité en biologie

Nous trouvons différentes définitions de la stabilité selon le phénomène, le modèle ou la communauté proposant le concept. Les concepts les plus fréquemment évoqués sont l’homéostasie pour le contrôle métabolique, le concept de la Reine Rouge, en biologie évolutive, décrivant un développement permanent permettant de maintenir la stabilité des conditions dans un environnement changeant, la robustesse dans la biologie des systèmes par rapport à l’insensibilité aux perturbations ou la canalisation et les attracteurs dans la biologie du développement et l’écologie.

Les principaux défis sont :

1) Pour chercher à comprendre la stabilité des systèmes biologiques, continuellement soumis à des perturbations intrinsèques et extrinsèques, nous devons développer la notion de situation d’équilibre, ou, plus généralement, la notion d’attracteur. Nous avons besoin de nouveaux concepts mathématiques pour saisir les subtilités de la stabilité biologique.

  • La stabilité en temps fini est un concept qui peut servir à définir la stabilité lorsque l’on sait que le système exploite ou maintient sa structure inchangée dans un temps fini. Les conditions dans lesquelles les variables du système demeurent dans des limites finies nous intéressent particulièrement. Pouvons-nous étendre ce formalisme à d’autres propriétés (oscillations, production optimale de biomasse, etc.) ?
  • La stabilité en temps fini dépend de l’existence de sous-systèmes présentant différents temps de relaxation. Il est donc important de développer des méthodes permettant d’estimer le temps de relaxation le plus long des sous-systèmes. Pour les systèmes composés, comment pouvons-nous relier les temps de relaxation des éléments à ceux du système ?
  • La notion de résilience est également une généralisation de la notion de stabilité, particulièrement intéressante dans ce contexte. Elle met en effet l’accent sur la capacité à restaurer ou maintenir des fonctions majeures soumises à des perturbations. Les formalisations de ce concept, fondé sur les propriétés des systèmes dynamiques (mesure de la taille des bassins d’attraction), voire sur la théorie de la viabilité (coût du retour dans un noyau de viabilité), devraient devenir plus opérationnelles pour favoriser une plus large diffusion.

2) Le fonctionnement des organismes multicellulaires s’opère au niveau de la population cellulaire et non au niveau de la cellule individuelle. Par ailleurs, la stabilité d’une population cellulaire (tissu) est généralement différente de celle de la cellule individuelle. Les cellules extraites de tumeurs, par exemple, peuvent revenir à une activité normale lorsqu’elles sont injectées dans un tissu sain. Dans ce contexte, comment pouvons-nous définir et étudier la stabilité d’une population par rapport à la stabilité des individus ? De plus, nous devons considérer le même rapport dans le contexte d’un organisme en évolution, en tenant compte de la différenciation et de l’organogenèse. Ces processus constituent des exemples de rupture de symétrie, et nous aimerions déterminer si des arguments de symétrie peuvent être utilisés pour l’étude des propriétés de stabilité.

3) La biologie des systèmes étudie la robustesse comme principe d’organisation fondamental des systèmes biologiques. Comme l’a souligné H. Kitano, le cancer est un système robuste comportant quelques points faibles. La découverte de traitements et de remèdes aux maladies peut donc passer par la détermination des points faibles d’un système robuste. Pour répondre à ces questions, nous avons besoin de modèles pertinents, de nouvelles théories mathématiques et d’outils informatiques pour analyser les propriétés des modèles, et de nouvelles techniques expérimentales pour quantifier la robustesse.

4) Complexité et stabilité. Dans le processus de modélisation, nous devons être en mesure de basculer entre divers niveaux de complexité. Les propriétés stables du système pourraient être les propriétés communes à plusieurs niveaux de complexité. Plus généralement, y a-t-il un lien entre stabilité et complexité ?


2.2.3. Approches multi-échelles

Les processus biologiques mettent en jeu des événements et des processus qui se produisent à différentes échelles spatio-temporelles. Une relation hiérarchique entre ces échelles n’entre dans notre description que parce qu’elle correspond à notre point de vue subjectif, généralement fondé sur notre accès expérimental limité au système. Des approches multi-échelles empruntées à la physique théorique ont été essentiellement développées d’une manière unidirectionnelle (de bas en haut), pour intégrer des paramètres et des mécanismes à une échelle donnée à des descriptions réelles – et que nous espérons réduites – à plus grande échelle. Toutefois, les propriétés à échelle réduite sont directement associées aux propriétés à des échelles supérieures (par exemple, la distribution 3D du chromosome dans le noyau régit partiellement l’expression des gènes, qui participe elle-même à l’architecture du noyau). La complexité même des systèmes vivants et des fonctions biologiques repose en partie sur la présence de ces rétroactions bidirectionnelles entre échelles inférieures et supérieures établies au cours de l’évolution. Des approches auto-cohérentes ou itératives multi-échelles doivent donc être introduites pour prendre en compte les fortes interconnexions entre les différents niveaux et les schémas de causalité circulaires qui en découlent.

2.2.3.1. Multi-échelle vs. auto-échelle
Pour bien rendre compte du comportement d’un système biologique, une approche multi-échelles doit aborder conjointement toutes les échelles, sans omettre aucun détail microscopique ni aucun ensemble macroscopique. De toute évidence, cette modélisation atteindrait rapidement un important degré de complexité et finirait par être ingérable. Une telle limitation des descriptions multi-échelles constitue donc un défi radical pour le paradigme qui sous-tend la modélisation des systèmes biologiques.

Pour réduire le niveau de complexité, il a été proposé (Lavelle, Benecke, Lesne) de concevoir des modèles en prenant comme point de départ et ligne directrice la fonction biologique pour orienter la modélisation intégrée et utiliser l’analyse supervisée des données parallèlement à la logique biologique. L’analyse est réalisée en découpant sa logique et son application en processus fondamentaux impliquant des caractéristiques à différentes échelles, déjà intégrés dans leur formulation. Plus généralement, ce découpage permet d’obtenir des modules fonctionnels « auto-échelonnés », indépendants d’une description arbitraire ou de l’échelle de l’observation. Comme les représentations dépendantes de la fonction sont intrinsèquement multi-échelles à l’état naturel et que la fonction ne peut pas être discontinue, ce paradigme de transition requiert un modèle à échelle permanente. Les descriptions à échelle continue peuvent à première vue sembler trop complexes et non réalistes ; néanmoins, lorsqu’un tel modèle à échelle continue est élaboré dans le contexte d’une représentation dépendante de la fonction, la dimension de la variable du vecteur à considérer s’effondre.

2.2.3.2. Émergence contre immergence
La modélisation des systèmes biologiques requiert de nouveaux formalismes mathématiques capables de refléter la dynamique complexe d’un système en intégrant ses nombreux niveaux. Cela peut être réalisé en définissant des fonctions « micro vers macro » (émergence) et « macro vers micro » (immergence, micro-émergence ou causalité vers le bas) et en intégrant des couplages intra-niveau (horizontal) et inter-niveaux (vertical). La définition des variables pertinentes à chaque niveau d’organisation et une description de leurs relations est nécessaire pour obtenir des fonctions d’émergence (ou d’immergence) permettant à l’analyse de sauter du niveau microscopique (ou macroscopique) au niveau macroscopique (ou microscopique). Les phénomènes d’émergence et d’immergence sont bien connus en biologie, tout comme les liens entre la topologie de la structure des tissus et le comportement des cellules. Mais ces relations de cause à effet sont difficiles à déchiffrer, essentiellement parce que les échelles auxquelles elles se produisent ne sont pas nécessairement celles auxquelles les chercheurs effectuent leurs observations et leurs expériences.

  • Comment devons-nous procéder pour choisir les échelles spatio-temporelles pertinentes pour nos expériences, modèles et théories (auto-échelonnage plutôt que échelonnage multiple exhaustif) ?
  • Comment pouvons-nous effectuer des reconstructions multi-échelles à partir des données enregistrées à différentes échelles ? À quelles échelles spatio-temporelles le modèle ou la simulation obtenus seront-ils valables ?

2.2.4. Physiopathologie humaine

La physiopathologie humaine crée des incertitudes en raison des frontières constamment mouvantes entre les champs de disciplines telles que la neurologie, les neurosciences, la psychiatrie, l’immunologie, la cardiologie, l’endocrinologie et l’étude du métabolisme. Elle se caractérise par le dysfonctionnement et la détérioration progressifs des processus agissant sur plusieurs échelles spatio-temporelles avec des interactions non linéaires entre fonctions physiologiques et biologiques, cognition, émotions et conséquences sociales. Les problèmes peuvent d’abord résulter d’un conflit local entre des signaux internes et externes (les vertiges, par exemple), mais ce conflit peut s’étendre, se diffuser et créer de nouvelles boucles de causalité présentant de nombreuses interactions pathogènes réciproques. Les problèmes fonctionnels peuvent être primaires ou résulter d’effets secondaires de mécanismes spontanés d’adaptation visant à lutter contre une lésion ou une dysfonction primaire. Il est donc important de les dissocier.
Deux défis majeurs sont :

  • Appliquer les principes et les cadres théoriques des systèmes complexes à la conception d’études expérimentales et à l’analyse des données à différentes échelles (neurologique, physiologique, comportementale, neuropsychologique, immunologique) relatives à des individus ou à un vaste groupe de patients.
  • Découvrir des corrélations croisées et des interactions pour ouvrir de nouvelles perspectives sur les mécanismes pathogènes primaires ou secondaires. Cela pourrait permettre d’obtenir de nouveaux outils de diagnostic différentiel plus sensibles, mais aussi d’améliorer les soins médicaux ou les méthodes de réadaptation fonctionnelle. Nous devons dépasser une pluridisciplinarité limitée aux différentes approches parallèles et utiliser les outils des systèmes complexes pour associer les données de différents domaines et acquérir une meilleure connaissance.

Cette question concerne l’ensemble de la médecine interne et générale, l’immunologie, les neurosciences, la psychiatrie, la gériatrie, la pédiatrie, la rééducation fonctionnelle, la santé publique et la science des systèmes complexes. Des exemples de problèmes fonctionnels, dont certains n’ont aucune origine organique mesurable, comprennent le vertige – vertiges et troubles de l’équilibre, peur de tomber chez les personnes âgées, perte d’audition isolée, acouphènes, difficultés d’apprentissage – la dyslexie, mais également les maladies neuro-dégénératives, les différentes démences, la démence à corps de Lewy et la maladie d’Alzheimer. Quelles sont les causes du passage du bruit acoustique physiologique au signal perçu indésirable dans le cas des acouphènes en l’absence de résultats neuro-ontologiques ?

Les principales questions comprennent l’importance des fluctuations instantanées des mesures (physiologiques, comportementales, dans le cas de la démence, par exemple) par rapport à la physiopathologie et à la dégénérescence progressive des circuits corticaux et sous-corticaux. Nous pourrions citer d’autres exemples en immunologie : l’analyse des fonctions du système immunitaire dans les maladies physiologiques (de l’ontogénie au vieillissement, la gestation) et pathologiques (cancer, maladies auto-immunes, infections), et des interactions avec d’autres systèmes biologiques comme le système nerveux, endocrinien ou métabolique. Cela est fondé sur l’analyse dynamique des populations de cellules du fluide lymphatique, la quantification et l’identification du phénotype et des fonctions, des répertoires, de la génomique et de la protéomique.

 

 

Des molécules aux organismes

Des molécules aux organismes

Rapporteur : Christophe Lavelle (IHES).

Contributeurs : Pierre Baudot (ISC-PIF), Hugues Berry (INRIA, Saclay), Guillaume Beslon (IXXI-LIRIS, Lyon), Yves Burnod (INSERM, Paris), Jean-Louis Giavitto (IBISC, Evry), Francesco Ginelli (CEA, Saclay), Zoi Kapoula (CNRS, Paris), Christophe Lavelle (IHES, Bures sur Yvette), André Le Bivic (CNRS SDV, Marseille), Nadine Peyrieras (CNRS, Gif s/Yvette), Ovidiu Radulescu (IRMAR, Rennes), Adrien Six (UPMC, Paris).

Mots clés : biologie des systèmes et biologie intégrative, stabilité, fluctuation, bruit et robustesse, physiopathologie, réseaux biologiques, biologie computationnelle, approches multi-échelles dans les systèmes biologiques.

Introduction
La recherche biologique produit des connaissances supposées, à un certain point, être transférées en recherche clinique et traduites en avancées médicales pour le traitement des physiopathologies humaines. On espère ainsi trouver, si possible, des remèdes aux maladies, ou du moins mieux les comprendre. Il est pourtant de plus en plus évident qu’une meilleure compréhension ne peut émerger que d’une vision plus holistique ou intégrative des systèmes biologiques. Il nous faut donc développer une meilleure compréhension des systèmes biologiques en tant que systèmes complexes et transférer cette compréhension à la recherche clinique. Cela exige une approche fortement interdisciplinaire et devrait fournir de nouvelles connaissances en physiologie et en pathologie.

Après une brève présentation des objectifs généraux et des concepts abordés dans cette section, nous verrons de manière plus détaillée quatre défis majeurs. Comment les recherches devraient être motivées en biologie est sujet à débat. Doivent-elles être fondées sur des données, des objets ou des hypothèses ? Sommes-nous au moins d’accord sur l’objectif de déchiffrage des chaînes causales qui sous-tendent les processus biologiques ? Attendons-nous des modèles qu’ils apportent des informations et des connaissances sur le comportement des systèmes biologiques et qu’ils nous permettent d’élaborer des prédictions précises ?

Les avancées récentes en génomique fonctionnelle et dans l’étude des maladies complexes telles que le cancer, les maladies auto-immunes ou infectieuses, les maladies mitochondriales ou les syndromes métaboliques, ont montré la nécessité d’une autre approche de la biologie, une vision selon laquelle la pathologie et la physiologie sont le résultat des interactions de nombreux processus à différentes échelles. La nouvelle discipline scientifique de la biologie des systèmes est née de ce point de vue ; elle est axée sur l’étude des gènes, des protéines, des réseaux de réactions biochimiques et de la dynamique des populations cellulaires, considérés comme des systèmes dynamiques. Elle étudie les propriétés biologiques résultant de l’interaction de nombreux composants, en examinant les processus à différentes échelles et leur intégration systémique générale. La science des systèmes complexes fournit un cadre conceptuel et des outils efficaces pour tenter de comprendre les caractéristiques émergentes et immergentes, des molécules aux organismes et inversement. Le terme d’« immergence » implique que certaines contraintes à macro-niveau s’écoulent en cascade, de manière causale, vers des micro-niveaux. Les propriétés émergentes et immergentes doivent être pensées à partir de la reconstruction multi-échelles des données enregistrées aux échelles spatio-temporelles appropriées. Nous nous attendons à trouver des processus génériques (modèles de conception pour l’informatique) qui s’appliquent des niveaux supérieurs aux niveaux inférieurs d’organisation, et vice versa, et qui permettent leur couplage ; par exemple la synchronisation, le renforcement, l’amplification, l’inhibition, obtenus au moyen de processus de base tels que la signalisation par les interactions moléculaires, la diffusion, le transport vésiculaire, le transport ionique, le couplage électrique, le couplage biomécanique et la régulation des caractéristiques des molécules et des macromolécules (y compris leurs concentrations).

Les systèmes complexes impliquent presque toujours une large gamme d’échelles temporelles (en général des femtosecondes pour les réactions chimiques, des secondes pour les processus métaboliques, des jours ou des mois pour les cellules et des années pour les organismes vivants) et spatiales (en général des nanomètres pour les structures moléculaires, des micromètres pour les ensembles supramoléculaires, les organelles et les cellules, des centimètres pour les tissus et les organes, et des mètres pour les organismes). Déterminer l’échelle spatio-temporelle pertinente pour l’expérimentation et la modélisation est un enjeu majeur. Les approches classiques (biochimie, biologie cellulaire et moléculaire, études cognitives et comportementales, etc.) utilisent généralement une échelle « de préférence » déterminée par défaut, essentiellement en raison des protocoles et expériences fondamentaux conçus pour ne fonctionner qu’à une échelle spécifique. Les interactions entre les différentes échelles dans les observations, expérimentations, modèles et simulations deviennent un défi transdisciplinaire passionnant.

Les variations des systèmes biologiques soulèvent la question d’un comportement moyen, caractéristique ou représentatif. Déterminer leurs quantités, et savoir si elles sont scientifiquement utiles, exige de caractériser et de mesurer la variabilité et les fluctuations aux niveaux de la molécule, de la cellule, de la population de cellules et au niveau physiologique. L’origine et la signification fonctionnelle des fluctuations dans les systèmes biologiques, même aux échelles spatio-temporelles où elles se produisent, demeurent largement inconnues. Leur signification fonctionnelle pourrait être abordée à travers leur transmission multi-échelles et leur éventuelle amplification, réduction/amortissement ou leur rôle dans la médiation des bifurcations.

De toute évidence, la compréhension ne résultera pas d’une description individuelle ou d’une modélisation d’organismes (cellule virtuelle, organisme virtuel), mais plutôt de l’identification des composants pertinents pour un problème donné et de la reconstruction de modèles axés sur les mécanismes impliqués. Une telle reconstruction doit utiliser des outils mathématiques et physiques empruntés, entre autres, à la thermodynamique hors équilibre et aux systèmes dynamiques. De nouveaux outils seront également nécessaires pour répondre à des questions spécifiques de la biologie. Enfin, introduire une vision systémique et utiliser des principes et un cadre conceptuel des systèmes complexes pour une meilleure compréhension de la physiopathologie humaine pourrait conduire à un nouveau diagnostic différentiel et améliorer les soins médicaux.

Grands défis

  • Fluctuations et bruit dans les systèmes biologiques
  • La stabilité en biologie
  • Approches multi-échelles
  • Physiopathologie humaine

 


2.2.1. Fluctuations et bruit dans les systèmes biologiques

Au cours de son développement, la biologie moderne a eu souvent recours aux notions de comportements moyens et d’individus moyens. Mais ce cadre conceptuel a été récemment remis en question par l’observation empirique. Des mesures quantitatives de cellules vivantes individuelles, ou à l’intérieur de ces cellules, ont révélé la grande variabilité et la fluctuation de la dynamique cellulaire entre différentes cellules ou différents moments dans la même cellule. Ces observations ouvrent un nouveau cadre conceptuel en biologie, où le bruit doit être pleinement pris en considération si nous voulons comprendre les systèmes biologiques ; cette vision s’écarte du cadre classique qui considère que le bruit et les fluctuations sont une erreur de mesure ou de « simples » fluctuations thermodynamiques qui devraient être supprimées par les cellules.

Ce nouveau point de vue soulève de nombreuses questions, ainsi que les deux problèmes théorique et pratique susceptibles de modifier profondément notre compréhension des systèmes biologiques. Pour aborder ces questions, nous devons toutefois développer un programme complet de recherche scientifique allant des mesures précises à l’analyse de l’origine et du rôle fonctionnel de la stochasticité dans les systèmes biologiques. Pour réaliser de telles avancées, nous devons, entre autres :

  • Améliorer la technologie pour les mesures quantitatives du bruit et des fluctuations dans la cellule, les populations de cellules, les tissus, les organes et les individus. Il faudra en particulier identifier les moments caractéristiques à chaque niveau d’organisation et les indicateurs expérimentaux les plus appropriés.
  • Identifier les mécanismes produisant le bruit et les fluctuations dans les systèmes biologiques et répondre en particulier aux questions suivantes : quelles sont les modalités de transmission multi-échelles des fluctuations ? Les fluctuations sont-elles amplifiées ou réduites/amorties en passant d’une échelle aux autres ? Sont-elles importantes par rapport aux bifurcations dans le destin de l’organisme ou de la cellule ?
  • Comprendre la signification fonctionnelle des fluctuations dans différents systèmes biologiques. Il a par exemple été suggéré que les fluctuations pourraient améliorer la robustesse des êtres vivants. D’autres processus peuvent toutefois être envisagés (résonance stochastique, augmentation des taux de signalisation, différenciation cellulaire, évolution, etc.). Cette signification fonctionnelle implique que les systèmes biologiques sont capables de contrôler le niveau de bruit.
  • Définir les éventuels mécanismes par lesquels les systèmes biologiques peuvent contrôler leur niveau de fluctuation (boucles de rétroaction négative/positive dans les réseaux biochimiques, adaptation neuronale dans les réseaux corticaux, mutations adaptatives et mutation ponctuelle, régulations et réseaux dans le système immunitaire).
  • Remettre en question le sens des processus habituels d’établissement de moyennes dans la biologie expérimentale. Dans le cas des réseaux biochimiques, les données collectées sur les populations de cellules peuvent-elles être utilisées pour déduire le réseau réel dans une cellule individuelle donnée ? Des questions similaires se posent dans le cas des structures de connexion des réseaux corticaux et de la reconstruction des lignées cellulaires.

Ces questions peuvent être abordées dans divers systèmes biologiques tels que (et non exhaustivement) :

  • Les réseaux de transcription et de régulation : il est à présent clair que l’activité transcriptionnelle de la cellule est hautement stochastique. Certaines des causes moléculaires de cette stochasticité ont été identifiées, mais son origine précise et ses mécanismes de régulation restent à découvrir. Cela exigera tout d’abord le développement de méthodologies de mesure appropriées pour permettre de quantifier ces fluctuations à différentes échelles temporelles dans la cellule.
  • Les neurones et les réseaux neuronaux : l’activité « continue » au sein des circuits corticaux est une activité spontanée générée par le caractère récurrent de ces réseaux. Elle a longtemps été considérée comme un simple bruit ajouté aux signaux environnementaux. Des études récentes ont toutefois attribué un véritable rôle fonctionnel à cette activité continue qui pourrait faciliter la propagation du signal et être impliquée dans les processus d’adaptation. Il a été démontré que des effets inhibiteurs réduisent la variabilité au niveau de la cellule individuelle comme de la population de cellules.
  • La diversité du système immunitaire : le système immunitaire se caractérise par sa diversité à différents niveaux ; diversité des récepteurs des lymphocytes, populations d’effecteurs et de régulateurs, dynamique des populations de cellules, sélection et compétition des cellules et migration à travers tout l’organisme sont le résultat de mécanismes stochastiques ou de sélection dont l’impact sur l’efficacité générale du système doit encore être décrit.
  • La variabilité incontrôlée est souvent considérée comme une source de perturbations majeures pour le destin des organismes. Nous pouvons en trouver des exemples dans le processus de vieillissement, le cancer, les maladies auto-immunes, les infections ou les maladies dégénératives. Toutefois, le débat sur l’influence concrète du bruit reste ouvert. Un point en particulier reste à déterminer : dans quelle mesure les processus dégénératifs sont-ils une conséquence de l’accumulation de bruit, une variation des propriétés du bruit ou d’événements stochastiques exceptionnels.
  • La variabilité au niveau génétique est le premier moteur de l’évolution et peut être indirectement régulée en fonction des caractéristiques spatio-temporelles de l’environnement (sélection pour la robustesse, par exemple, ou pour l’évolutivité). En outre, les individus clonaux peuvent être très différents les uns des autres en raison de la variabilité phénotypique intrinsèque et extrinsèque. Les mécanismes par lesquels la variabilité héréditaire et non héréditaire est régulée doivent encore être décrits et leur influence sur le processus d’évolution est largement méconnue.

En ce qui concerne la modélisation des fluctuations, il existe plusieurs outils mathématiques et physiques, mais ils doivent être améliorés :

  • Les modèles stochastiques sont largement utilisés en biologie des systèmes moléculaires. Les algorithmes de simulation (algorithme de Gillespie) utilisent la représentation Delbrück Bartholomay Rényi de la cinétique biochimique comme processus markovien de sauts. Pour améliorer les résultats de ces méthodes (coûteuses en termes de temps) plusieurs systèmes approximatifs ont été proposés, par exemple l’approximation des variables de Poisson par les variables gaussiennes ("tau-leaping"). Les approximations hybrides sont plus appropriées aux processus multi-échelles et elles pourraient être développées en associant moyenne et loi des grands nombres. Dans certains cas simples, l’équation maîtresse peut être résolue.
  • Il est également intéressant de transférer des concepts de la physique à la biologie. Les théorèmes de fluctuation, par exemple, relatifs à l’apparition de fluctuations hors équilibre dans les échanges de chaleur avec le milieu ambiant, et les théorèmes de travail relatifs aux fluctuations thermodynamiques dans les petits systèmes proches de l’équilibre pourraient être appliqués pour décrire les fluctuations dans les réseaux de gènes, les processus de transcription d’ADN et le depliement/repliement des biomolécules.

2.2.2. La stabilité en biologie

Nous trouvons différentes définitions de la stabilité selon le phénomène, le modèle ou la communauté proposant le concept. Les concepts les plus fréquemment évoqués sont l’homéostasie pour le contrôle métabolique, le concept de la Reine Rouge, en biologie évolutive, décrivant un développement permanent permettant de maintenir la stabilité des conditions dans un environnement changeant, la robustesse dans la biologie des systèmes par rapport à l’insensibilité aux perturbations ou la canalisation et les attracteurs dans la biologie du développement et l’écologie.

Les principaux défis sont :

1) Pour chercher à comprendre la stabilité des systèmes biologiques, continuellement soumis à des perturbations intrinsèques et extrinsèques, nous devons développer la notion de situation d’équilibre, ou, plus généralement, la notion d’attracteur. Nous avons besoin de nouveaux concepts mathématiques pour saisir les subtilités de la stabilité biologique.

  • La stabilité en temps fini est un concept qui peut servir à définir la stabilité lorsque l’on sait que le système exploite ou maintient sa structure inchangée dans un temps fini. Les conditions dans lesquelles les variables du système demeurent dans des limites finies nous intéressent particulièrement. Pouvons-nous étendre ce formalisme à d’autres propriétés (oscillations, production optimale de biomasse, etc.) ?
  • La stabilité en temps fini dépend de l’existence de sous-systèmes présentant différents temps de relaxation. Il est donc important de développer des méthodes permettant d’estimer le temps de relaxation le plus long des sous-systèmes. Pour les systèmes composés, comment pouvons-nous relier les temps de relaxation des éléments à ceux du système ?
  • La notion de résilience est également une généralisation de la notion de stabilité, particulièrement intéressante dans ce contexte. Elle met en effet l’accent sur la capacité à restaurer ou maintenir des fonctions majeures soumises à des perturbations. Les formalisations de ce concept, fondé sur les propriétés des systèmes dynamiques (mesure de la taille des bassins d’attraction), voire sur la théorie de la viabilité (coût du retour dans un noyau de viabilité), devraient devenir plus opérationnelles pour favoriser une plus large diffusion.

2) Le fonctionnement des organismes multicellulaires s’opère au niveau de la population cellulaire et non au niveau de la cellule individuelle. Par ailleurs, la stabilité d’une population cellulaire (tissu) est généralement différente de celle de la cellule individuelle. Les cellules extraites de tumeurs, par exemple, peuvent revenir à une activité normale lorsqu’elles sont injectées dans un tissu sain. Dans ce contexte, comment pouvons-nous définir et étudier la stabilité d’une population par rapport à la stabilité des individus ? De plus, nous devons considérer le même rapport dans le contexte d’un organisme en évolution, en tenant compte de la différenciation et de l’organogenèse. Ces processus constituent des exemples de rupture de symétrie, et nous aimerions déterminer si des arguments de symétrie peuvent être utilisés pour l’étude des propriétés de stabilité.

3) La biologie des systèmes étudie la robustesse comme principe d’organisation fondamental des systèmes biologiques. Comme l’a souligné H. Kitano, le cancer est un système robuste comportant quelques points faibles. La découverte de traitements et de remèdes aux maladies peut donc passer par la détermination des points faibles d’un système robuste. Pour répondre à ces questions, nous avons besoin de modèles pertinents, de nouvelles théories mathématiques et d’outils informatiques pour analyser les propriétés des modèles, et de nouvelles techniques expérimentales pour quantifier la robustesse.

4) Complexité et stabilité. Dans le processus de modélisation, nous devons être en mesure de basculer entre divers niveaux de complexité. Les propriétés stables du système pourraient être les propriétés communes à plusieurs niveaux de complexité. Plus généralement, y a-t-il un lien entre stabilité et complexité ?


2.2.3. Approches multi-échelles

Les processus biologiques mettent en jeu des événements et des processus qui se produisent à différentes échelles spatio-temporelles. Une relation hiérarchique entre ces échelles n’entre dans notre description que parce qu’elle correspond à notre point de vue subjectif, généralement fondé sur notre accès expérimental limité au système. Des approches multi-échelles empruntées à la physique théorique ont été essentiellement développées d’une manière unidirectionnelle (de bas en haut), pour intégrer des paramètres et des mécanismes à une échelle donnée à des descriptions réelles – et que nous espérons réduites – à plus grande échelle. Toutefois, les propriétés à échelle réduite sont directement associées aux propriétés à des échelles supérieures (par exemple, la distribution 3D du chromosome dans le noyau régit partiellement l’expression des gènes, qui participe elle-même à l’architecture du noyau). La complexité même des systèmes vivants et des fonctions biologiques repose en partie sur la présence de ces rétroactions bidirectionnelles entre échelles inférieures et supérieures établies au cours de l’évolution. Des approches auto-cohérentes ou itératives multi-échelles doivent donc être introduites pour prendre en compte les fortes interconnexions entre les différents niveaux et les schémas de causalité circulaires qui en découlent.

2.2.3.1. Multi-échelle vs. auto-échelle
Pour bien rendre compte du comportement d’un système biologique, une approche multi-échelles doit aborder conjointement toutes les échelles, sans omettre aucun détail microscopique ni aucun ensemble macroscopique. De toute évidence, cette modélisation atteindrait rapidement un important degré de complexité et finirait par être ingérable. Une telle limitation des descriptions multi-échelles constitue donc un défi radical pour le paradigme qui sous-tend la modélisation des systèmes biologiques.

Pour réduire le niveau de complexité, il a été proposé (Lavelle, Benecke, Lesne) de concevoir des modèles en prenant comme point de départ et ligne directrice la fonction biologique pour orienter la modélisation intégrée et utiliser l’analyse supervisée des données parallèlement à la logique biologique. L’analyse est réalisée en découpant sa logique et son application en processus fondamentaux impliquant des caractéristiques à différentes échelles, déjà intégrés dans leur formulation. Plus généralement, ce découpage permet d’obtenir des modules fonctionnels « auto-échelonnés », indépendants d’une description arbitraire ou de l’échelle de l’observation. Comme les représentations dépendantes de la fonction sont intrinsèquement multi-échelles à l’état naturel et que la fonction ne peut pas être discontinue, ce paradigme de transition requiert un modèle à échelle permanente. Les descriptions à échelle continue peuvent à première vue sembler trop complexes et non réalistes ; néanmoins, lorsqu’un tel modèle à échelle continue est élaboré dans le contexte d’une représentation dépendante de la fonction, la dimension de la variable du vecteur à considérer s’effondre.

2.2.3.2. Émergence contre immergence
La modélisation des systèmes biologiques requiert de nouveaux formalismes mathématiques capables de refléter la dynamique complexe d’un système en intégrant ses nombreux niveaux. Cela peut être réalisé en définissant des fonctions « micro vers macro » (émergence) et « macro vers micro » (immergence, micro-émergence ou causalité vers le bas) et en intégrant des couplages intra-niveau (horizontal) et inter-niveaux (vertical). La définition des variables pertinentes à chaque niveau d’organisation et une description de leurs relations est nécessaire pour obtenir des fonctions d’émergence (ou d’immergence) permettant à l’analyse de sauter du niveau microscopique (ou macroscopique) au niveau macroscopique (ou microscopique). Les phénomènes d’émergence et d’immergence sont bien connus en biologie, tout comme les liens entre la topologie de la structure des tissus et le comportement des cellules. Mais ces relations de cause à effet sont difficiles à déchiffrer, essentiellement parce que les échelles auxquelles elles se produisent ne sont pas nécessairement celles auxquelles les chercheurs effectuent leurs observations et leurs expériences.

  • Comment devons-nous procéder pour choisir les échelles spatio-temporelles pertinentes pour nos expériences, modèles et théories (auto-échelonnage plutôt que échelonnage multiple exhaustif) ?
  • Comment pouvons-nous effectuer des reconstructions multi-échelles à partir des données enregistrées à différentes échelles ? À quelles échelles spatio-temporelles le modèle ou la simulation obtenus seront-ils valables ?

2.2.4. Physiopathologie humaine

La physiopathologie humaine crée des incertitudes en raison des frontières constamment mouvantes entre les champs de disciplines telles que la neurologie, les neurosciences, la psychiatrie, l’immunologie, la cardiologie, l’endocrinologie et l’étude du métabolisme. Elle se caractérise par le dysfonctionnement et la détérioration progressifs des processus agissant sur plusieurs échelles spatio-temporelles avec des interactions non linéaires entre fonctions physiologiques et biologiques, cognition, émotions et conséquences sociales. Les problèmes peuvent d’abord résulter d’un conflit local entre des signaux internes et externes (les vertiges, par exemple), mais ce conflit peut s’étendre, se diffuser et créer de nouvelles boucles de causalité présentant de nombreuses interactions pathogènes réciproques. Les problèmes fonctionnels peuvent être primaires ou résulter d’effets secondaires de mécanismes spontanés d’adaptation visant à lutter contre une lésion ou une dysfonction primaire. Il est donc important de les dissocier.
Deux défis majeurs sont :

  • Appliquer les principes et les cadres théoriques des systèmes complexes à la conception d’études expérimentales et à l’analyse des données à différentes échelles (neurologique, physiologique, comportementale, neuropsychologique, immunologique) relatives à des individus ou à un vaste groupe de patients.
  • Découvrir des corrélations croisées et des interactions pour ouvrir de nouvelles perspectives sur les mécanismes pathogènes primaires ou secondaires. Cela pourrait permettre d’obtenir de nouveaux outils de diagnostic différentiel plus sensibles, mais aussi d’améliorer les soins médicaux ou les méthodes de réadaptation fonctionnelle. Nous devons dépasser une pluridisciplinarité limitée aux différentes approches parallèles et utiliser les outils des systèmes complexes pour associer les données de différents domaines et acquérir une meilleure connaissance.

Cette question concerne l’ensemble de la médecine interne et générale, l’immunologie, les neurosciences, la psychiatrie, la gériatrie, la pédiatrie, la rééducation fonctionnelle, la santé publique et la science des systèmes complexes. Des exemples de problèmes fonctionnels, dont certains n’ont aucune origine organique mesurable, comprennent le vertige – vertiges et troubles de l’équilibre, peur de tomber chez les personnes âgées, perte d’audition isolée, acouphènes, difficultés d’apprentissage – la dyslexie, mais également les maladies neuro-dégénératives, les différentes démences, la démence à corps de Lewy et la maladie d’Alzheimer. Quelles sont les causes du passage du bruit acoustique physiologique au signal perçu indésirable dans le cas des acouphènes en l’absence de résultats neuro-ontologiques ?

Les principales questions comprennent l’importance des fluctuations instantanées des mesures (physiologiques, comportementales, dans le cas de la démence, par exemple) par rapport à la physiopathologie et à la dégénérescence progressive des circuits corticaux et sous-corticaux. Nous pourrions citer d’autres exemples en immunologie : l’analyse des fonctions du système immunitaire dans les maladies physiologiques (de l’ontogénie au vieillissement, la gestation) et pathologiques (cancer, maladies auto-immunes, infections), et des interactions avec d’autres systèmes biologiques comme le système nerveux, endocrinien ou métabolique. Cela est fondé sur l’analyse dynamique des populations de cellules du fluide lymphatique, la quantification et l’identification du phénotype et des fonctions, des répertoires, de la génomique et de la protéomique.